Canaan ou la violence dissimulée (suite)

Petite méditation en deux parties sur la violence de la Bible et notre violence.

Deuxième partie : il y a ici plus que Salomon.

textes :         1 Roi 3, 16-28
                        Matthieu 15, 21-28
                        Marc 7, 24-30
                        Matthieu 12, 42

Antonio Molinari, Le jugement de Salomon.

Moi, Salomon, je suis un roi sage et rusé. Je connais l’âme humaine, et je sais les desseins de YHWH, mon Dieu. Toujours, mes frères et sœurs en humanité viennent à moi pour que je rende une justice humaine. Ainsi ces deux femmes qui se disputaient un enfant. Comment trancher ? Elles s’accusaient l’une l’autre d’avoir accidentellement tué leur fils, et d’avoir permuté ou tenté de permuter le cadavre avec l’enfant vivant de l’autre. Vous auriez dû entendre leurs accusations réciproques ! Parfaitement symétriques, évidemment. Impossible à départager, pas de témoin. Elles cherchaient à me faire plonger dans leur petit jeu, que je me laisse gagner par leur haine, par leur rivalité. Mais moi, j’ai tout de suite vu le cœur du problème. Leur ressentiment les avait toutes deux coupées de l’enfant, ce n’était plus un être vivant qu’elles se disputaient, mais un objet de désir, un objet sans vie. Plus d’amour chez ces mères, seulement de la convoitise. Pas question de rentrer dans leur jeu. Comment faire ?

Moi, Salomon, je suis un roi sage. J’ai pris le temps de réfléchir. J’ai prié, et rapidement je me suis coupé de la colère que m’inspirait leur prostitution. J’ai demandé à YHWH, mon Dieu, quelle était sa volonté, et il m’a répondu :

« Rends la vie à cet enfant. »

J’ai bien compris l’instruction, mais comment faire ? Comment sortir ces femmes de la prison de leur ressentiment ? Comment détacher les adversaires ? Je connais l’âme humaine, j’ai mesuré la profondeur des puits dans lesquels nous tombons lorsque nos relations deviennent haine, rivalité pour la possession des objets du monde. Pas question de plonger avec elles !

Et si je plongeais avec elles ? Si je jouais leur petit jeu pervers ? L’enfant est un objet convoité ? Soit ! Si c’est un objet, il peut être coupé en deux, et chacune repartira satisfaite. N’est-ce pas ce que ces deux femmes demandent ? Moi, Salomon, je suis un roi rusé. Je sais que pour sortir les humains de la prison de leur violence, il faut parfois pousser cette violence jusqu’à la rendre insupportable.

Qu’on m’apporte une épée ! J’ai tranché, je vais trancher. Alors, comme je l’espérais, la vraie mère est devenue toute blanche, elle tremblait comme une feuille, et elle a dit : “donne lui l’enfant qui est en vie, ne le fais pas mourir”. Moi, Salomon, je ne suis que le bras de Dieu, c’est cette femme, en vérité, qui a rendu la vie à cet enfant. 

Bien plus tard, un homme de ma descendance, nommé Yeshoua, s’est inspiré de ma justice. Une femme, une païenne, est venue à sa rencontre, et elle accusait sa fille d’être possédée par un démon. Comme si nous n’étions pas tous sous la coupe d’une légion de démons !  Tout le monde s’est extasié devant la sollicitude de cette femme envers sa pauvre fille atteinte d’un mal affligeant, mais Yeshoua est comme moi : sage et rusé. Il a tout de suite vu que ce qui motivait la démarche de cette femme, c’était le ressentiment. Ma fille est possédée ! Je ne la supporte plus. Viens lui dire qu’elle doit plier devant moi, se soumettre. Moi, je suis pure ! Moi, je détiens la vérité.

La violence, toujours, commence par la diabolisation de l’Autre.

Notre aveuglement me stupéfie. Il n’existe pas une famille au monde qui ne soit divisée, pas une famille où le ressentiment ne vienne étouffer l’amour, mais nous sommes incapables de le reconnaître. Ainsi, nous mettons la vertu là où il y a péché, et le péché, bien souvent, là où l’amour cherche à grandir.

Yeshoua est un homme sage et rusé, et il connaît les desseins de Dieu. Il lui a fallu bien moins longtemps que moi pour entendre la volonté de son Père, comme s’il était constamment en prière, comme si JHWH, notre Dieu, vivait dans son esprit.

« Rends la vie à cette enfant ».

Yeshoua a fait comme moi, il a joué le jeu pervers de cette femme, en amplifiant sa violence. Il lui a opposé un silence pesant. Il lui a dit qu’elle n’était pas digne de son attention. Finalement, il l’a même traitée de chienne ! Je suis fier, tellement fier, d’avoir inspiré cet homme. Pourtant, j’ai le sentiment que je ne suis pas digne de lacer ses chaussures.

Nous, les humains, nous sommes des spécialistes de la dissimulation de la violence. La violence est hideuse, mais nous la parons de vêtements splendides, nous la maquillons, nous lui donnons l’apparence de la vertu. Nous glorifions le guerrier homicide. Nous admirons le puissant et jalousons le riche, bien qu’ils mettent leur puissance et leurs biens au service de l’injustice. Nous pensons que pour survivre, il faut être le plus fort, dominer l’Autre. Aveugles !

Comme la mère prostituée, cette femme païenne a vu la réalité de sa relation avec sa fille. Elle a compris qu’elle avait le choix : rester, elle et sa fille, enfermées dans leur relation toxique, ou faire le pas de foi, pardonner et aimer. Comme la mère prostituée, elle a fait le bon choix, le choix de l’amour ! Et tant pis si nous, les handicapés du cœur, nous ne sommes capables de donner que des miettes. Ça suffit !

Et l’enfant a repris vie.

On pourrait croire que Yeshoua n’est qu’un de mes disciples, puisqu’il a imité ma ruse, mais si vous lisez attentivement les témoignages de ses compagnons de route, vous verrez que dans la vie et les actes de Yeshoua, il y a plus que Salomon.

Crédit photo : wikimedia, domaine public

Canaan ou la violence dissimulée

Petite méditation en deux parties sur la violence de la Bible et notre violence.
Première partie : Maudit soit Canaan !

textes :         Genèse 9, 18-28

La dérision de Noé.

La dérision de Noé, Giovanni Bellini, Musée des Beaux-Arts de Besançon

Je m’appelle Japhet. Je suis le fils cadet de Noé. J’ai enterré mon père il y a quelques années, il avait 350 ans. Inutile de dire que je ne suis plus très jeune moi-même… Pour les quelques années qu’il me reste à vivre, je jouis de la sagesse que me procure le grand âge et je fais le bilan de ma vie.

Il est un épisode de cette vie d’homme qui me pèse, aussi je voudrais m’en ouvrir à vous.

J’aime Noé, mon père, le patriarche aimé de Dieu, qui par sa droiture nous a évité le déluge là où tous les autres succombaient. Mais je vois aussi à présent que comme tout être humain, il était lumière et obscurité.

Il y avait pris goût, à son statut de patriarche ! Il s’était confectionné le vêtement d’autorité et de sagesse qui asseyait son pouvoir. Il se posait en gardien de la morale, il était devenu inaccessible. J’ai souffert de la froideur et de la distance qu’il mettait entre nous. En même temps, j’étais tellement fier de lui !

Un jour, mon frère Cham est venu nous voir, mon frère ainé Sem et moi, et il avait le visage décomposé. Il a prétendu avoir surpris notre père saoul comme une barrique, vomissant son vin et proférant des insanités. Evidemment, Sem et moi n’en avons pas cru un mot, et Sem, furieux, a giflé Cham de toutes ses forces. Ensuite, nous sommes allés rapporter ses paroles à Noé.

La colère de Noé ! Jamais auparavant je ne l’avais vu dans une telle rage. Il a fait venir Cham et il l’a humilié, il l’a giflé, il l’a maudit, et de ce jour Cham était astreint aux corvées les plus dégradantes, il mangeait avec les serviteurs et père ne lui adressait plus la parole. Nous non plus.

C’est peu après la mort de Noé que la vérité m’est apparue. J’avais tellement idéalisé mon père que je ne pouvais même pas imaginer qu’il se soit saoulé. Avec le recul, je me souvenais de certains soirs où il rentrait à la maison d’une démarche mal assurée, les yeux rouges, et il allait se coucher sans parler à personne. La réalité m’a rejoint brutalement. Cham avait dit la vérité ! Sem et moi l’avions rejetée de tout notre corps et de tout notre esprit parce qu’elle était trop laide, elle brisait en mille morceaux notre monde si rassurant. A reculons, nous avions recouvert la nudité de notre père d’un manteau pour ne pas la voir.

J’étais, moi, couvert de honte à l’évocation de ces souvenirs douloureux. J’ai eu envie de prendre mon frère Cham dans mes bras et de lui demander pardon. Mais c’était trop tard. Cham a fini par quitter la famille et il est allé fonder la sienne plus loin au sud. Entre les deux clans, que de haine, que de sang ! Tous, au lieu d’écouter notre cœur, nous avons semé les graines de la haine et de la vengeance, et elles ont poussé et se sont répandues sur la planète entière. Mon frère Cham est mort il y a dix ans. C’est trop tard.

Crédit photo : wikimedia, domaine public.

Les marchands du Temple

Dans lequel un homme tente de se défendre des accusations portées contre lui sans faire de concessions. Pas facile !

Textes :               Marc 11, 15-19
                               Matthieu 21, 12-17
                               Luc 19, 45-47
                               Jean 2, 13-22
                               Apocalypse 18, 11-17

Lucas Giordano, l’expulsion des marchands du Temple, Musée de l’Ermitage

« Ne joue pas leur jeu », me dit une voix venue de mes profondeurs. « Ils croient défendre le droit et la justice, mais en réalité ils sont tous complice de la corruption que tu as dénoncée. Y compris ton avocat. »

Justement, voilà que mon avocat se lève pour interrompre le procureur. Scandale ! Le président lui enjoint de se taire, et mon avocat se rassied d’un air faussement contrit, en présentant ses excuses, mais en attendant il a passé son message, il a fait son petit effet. Compte tenu de la présence massive des médias dans la salle, c’est bien joué. Mais quelle hypocrisie ! De part et d’autre on joue l’émotion, la vertu outragée, l’irrépressible indignation, alors que tout est calculé, prémédité…

« Quand ce sera à toi de parler », me dit la petite voix, « abstiens-toi de jouer la comédie. »

Mon avocat a réussi à me convaincre de jouer à fond la carte du militant engagé, de l’activiste radical. Je ne suis pourtant affilié à aucun parti, et je n’ai pas l’âme d’un Che Guevara. Si j’ai fait parvenir ce listing à la presse, c’est parce que je suis convaincu que le temps est venu de dénoncer les magouilles, les secrets honteux. On dit partout que je hais le système, mais ce n’est pas vrai. Je n’ai rien contre les banques en général, ni contre celle où je travaillais en particulier. J’ai essayé de dire que toute institution humaine comporte une part lumineuse et une part sombre, et que nous avons le devoir, non pas de condamner sans nuance, mais d’exposer la part sombre ; c’est, à mon sens, la seule manière de donner à chacun l’occasion de rejeter l’injustice, de choisir en conscience comme je l’ai fait.

« Quand ce sera à toi de parler, dis ta vérité, pas celle des autres. »

J’ai accepté de jouer le jeu par peur, je m’en rends compte à présent, au deuxième jour de mon procès. Je risque gros : une amende qui m’endettera à vie, et peut-être de la prison.

« N’aie pas peur. Si tu parles avec justice, tu seras jugé avec justice. Sans doute pas par ce tribunal, il est vrai… »

L’avocate de la partie civile commente le contrat de travail que j’ai signé. Elle insiste évidemment sur les clauses de confidentialité. A l’entendre, j’ai rompu un pacte sacré en ignorant l’interdiction de divulguer toute information propriétaire. Elle démontre sans peine que les fichiers clients que j’ai rendu public font partie de ces informations. Elle fait ensuite référence à la loi récente qui pénalise mes actes. La loi qui protège les magouilles… Votée sans état d’âme par un parlement « représentatif du peuple ». Mon avocat, je lui fais confiance, se chargera de hurler à la loi liberticide, inique, mafieuse, et à la corruption des politiciens. Moi, je réalise qu’elle a raison : j’ai trahi la confiance qu’on m’accordait. Je mérite une sanction.

« Reconnais ta part d’obscurité, reconnais la colère qui t’a fait agir. Dis que tu acceptes de porter cette faute, que tu en prends l’entière responsabilité. Dis, même s’ils n’ont pas l’intelligence pour comprendre ces mots, qu’ « il est nécessaire que tu sois compté parmi les criminels ». »

Tel que ce procès se déroule – mais pouvait-il se dérouler autrement ? – la sentence sera, d’une manière ou d’une autre, injuste. Tout dépend de quel côté penchera la balance. Si elle penche du côté des nombreux sympathisants à ma cause, des plaidoyers enflammés dans la presse progressiste, des appels à la clémence sur les réseaux sociaux, alors ils m’acquitteront par peur. Je décèle une grande prudence du côté de la partie civile. Ils sont coincés : s’ils s’acharnent sur moi, leur image basculera de celle d’un établissement respecté, ayant pignon sur rue, à celle d’un repaire de brigands cyniques et brutaux. S’ils me traitent avec indulgence, qui hésitera encore à dénoncer leurs pratiques immorales ? Ils soupèsent, ils évaluent, ils calculent pour trouver le juste équilibre entre le pardon et le lynchage. Pas pour la justice : pour défendre au mieux leurs intérêts.

« Ne calcule pas, ne négocie pas, fais ce qui est juste ».

Si la balance penche du côté de l’ordre violent et injuste qui mène le monde, s’ils sentent que le bon peuple préfère préserver le rendement de ses placements financiers plutôt que de voir la laide réalité exposée, ils n’auront aucune indulgence. Vraiment aucune, je ne me fais là-dessus aucune illusion.

« Peu importe. Tu as déjà fait ce que tu avais à faire. D’une manière ou d’une autre, l’injustice sera exposée. C’est bien cela que tu voulais, non ? Ou alors, devenir célèbre et admiré de tous ? »

Je réalise que ma voix intérieure a raison. Tout est ainsi que cela doit être. Je ne parlerai pas, ni ne tenterai de faire taire mon avocat. Ce qui devait être dit a été dit, ce qui devait être exposé a été exposé, et aucune sentence ne peut l’effacer, ni y ajouter quoi que ce soit, ni y retrancher. Le vrai procès, à présent, se déroule dans les cœurs et dans les esprits.

Le règne des marchands touche à sa fin. En moi, il a déjà été aboli.

Crédit photo : Wikimedia, domaine public

Introduction

14Bienvenu sur le blog Écritures et Violence, ma petite pierre à l’édification d’un monde débarrassé de la plaie qui l’enlaidit : notre violence. A travers des histoires courtes, des contes, des poèmes, plus rarement des interprétations plus doctes, je me laisse guider par la Bible et le Coran, sources d’inspiration qui ne sont pas près de tarir.

Que les païens, les mécréants et autres infidèles ne s’enfuient pas pour autant. Certaines histoires tiennent toutes seules, et je ne fais pas de prosélytisme. D’autres font explicitement référence aux textes bibliques et coraniques. Si ça vous dérange, sautez, il n’y a pas de mal.

Ô vous les croyants, je ne saurais trop vous conseiller de lire les passages référencés en début de texte avant de lire l’histoire. Et peut-être de les relire après, si ça vous titille. Mes modestes écrits ont la prétentieuse ambition de jeter, parfois, un éclairage original sur des versets souvent choquants, perturbants, sans oublier bien sûr qu’au départ, ce sont ces versets qui éclairent l’histoire.

Ainsi en va-t-il de nos vies, qui, lorsque nous arrivons à les épurer de la violence, donnent sens à ces textes, comme ces textes donnent sens à nos vies.

En cliquant sur les références aux passages bibliques ou coraniques, vous serez dirigés vers une version en ligne. Libre à vous, bien entendu, de choisir une autre source, une autre traduction. Les extraits de la Bible sont tirés de la TOB (Alliance Biblique Française) et les extraits du Coran, du site http://www.coran-en-ligne.com, sauf mention contraire.

Bonne lecture !

Hervé van Baren