Les dix jeunes filles

 

Vous préférez lesquelles, vous ? Les folles ou les sages ?

 Texte :      Matthieu 25, 1-13

Tentateur, Vierges folles et Vierges sages (musée de l'Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg)

Elles n’étaient pas très contentes, les dix jeunes filles regroupées dans l’antichambre de St Pierre. Mourir si jeune ! Mais bon, l’heure n’était pas aux récriminations. Un grand panneau annonçait : « Préparez-vous ! C’est l’heure du jugement. Bientôt, vous serez présenté(e)s à l’Agneau ».

Julie pensa que ce ne serait pas plus mal de se montrer à son avantage et se mit à retoucher son maquillage. Gaby, experte en Powerpoint, répéta devant un miroir la présentation du résumé de sa vie. Paola et Steph décidèrent qu’elles avaient le temps de papoter un peu, et Mary-Jane se mit à rêver de tous les beaux garçons qui l’attendaient de l’autre côté.

Eléonore s’attela courageusement à établir la liste de tous ses péchés. Surtout ne pas en oublier un seul ! St Pierre tient certainement un registre rigoureux. Antoinette se disait in petto : pas de problèmes, je suis pure et j’ai les sacrements. Marie-Jeanne se mit à réviser le Notre-Père, l’Ave Maria et le Credo, précaution inutile puisqu’elle les disait par cœur sans même y penser. Quant à Simone et Solange, elles entamèrent à deux voix des cantiques célestes.

Tout aurait certainement été pour le mieux si Antoinette n’avait pas jugé utile de lancer un commentaire à la Cantonnade concernant « les petites dévergondées qui aguichent les hommes, fussent-ils saints ». Julie en répandit son mascara sur son visage en une grande traînée noire, et après avoir juré comme un charretier, elle fit part à la communauté de son profond sentiment pour « les petites saintes-nitouches qui aiment tant cracher leur venin ». En quelques secondes, l’assemblée s’était séparée en deux camps qui se couvraient d’invectives.

Névrosée, iceberg sur deux pattes, tue-la-joie, ayatollah, vipère, vieille fille, parchemin desséché, bigote, cauchemar ambulant, pauvre conne, sépulcre blanchi, mal-baisée, furent quelques-uns des noms d’oiseau que lancèrent les unes aux autres. Houri, catin, vaniteuse, chipie, superficielle et légère, traînée, bimbo, graine de démon, pouffiasse, sale pute, répondirent en substance ces dernières.

C’est alors que, sans prévenir, la porte s’ouvrit et l’Agneau entra dans la pièce. Les dix jeunes filles se tournèrent vers l’apparition, et leurs traits se figèrent en un masque de terreur pure.

Il en sera du Royaume des Cieux comme de ces dix jeunes filles.

Crédit photo : Jean Pierre Dalbera via Flickr, CC BY 2.0. Image recadrée.

Jusqu’à quand, Seigneur ?

Une petite réflexion sur le métier de prophète, par laquelle nous comprenons que le Royaume doit advenir aux temps fixés depuis le commencement.

Textes :        Isaïe 1, 4-9
                        Isaïe 6
                        Isaïe 21, 1-10

Rembrandt, Jérémie se lamentant sur la destruction de Jerusalem, Rijksmuseum, Amsterdam

Je suis psychologue à l’hôpital X, dans la bonne ville de Y. Voilà à peu près un an que j’ai pris mes fonctions. Je suis chargé de soutenir et de conseiller le personnel.

Cet hôpital a excellente réputation, j’étais ravi d’avoir décroché une aussi belle place. Malheureusement, j’ai vite dû déchanter. Des infirmiers et des infirmières, des internes, des membres du personnel administratif se succédaient dans mon bureau, visiblement stressés, au bord du burn-out. Les raisons qu’ils invoquaient – surcharge de travail, vie privée compliquée – avaient tout du paravent. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il régnait dans l’établissement une atmosphère malsaine, faite de rapports humains durs et blessants. Les baronnies des différents services se livraient des guéguerres sordides. Les chefs de service, intouchables, faisaient régner une ambiance détestable de rivalité et de délation. Le harcèlement moral était omniprésent, les femmes étaient systématiquement humiliées, rabaissées par les hommes. Sous prétexte d’humour carabin, les gestes déplacés, les allusions salaces et les propositions à peine voilées étaient tolérées, voire encouragées.

Je m’en suis ouvert, prudemment, à la directrice de l’établissement. Elle m’a écouté sans broncher. Quand je me suis tu, elle a hoché la tête lentement et elle m’a dit qu’elle partageait en tout point mon analyse. Elle m’a demandé ce que je comptais faire.

J’ai dit : « J’ai repéré quelques personnes qui sont, à mon avis, susceptibles de briser la loi du silence. Elles sont à bout, elles n’ont plus rien à perdre. En les travaillant au corps, je peux obtenir d’elles un témoignage, et les convaincre de porter plainte ».

La directrice a dit : « Et après ? Qu’adviendra-t-il de ces personnes ? »

« J’y ai pensé. Je ne pense pas qu’elles puissent garder leur emploi ici. Elles seront considérées comme des délateurs, ostracisées. Mais rien à faire : c’est le seul moyen de sortir de ce système pourri. Il faudra aussi sacrifier quelques-uns des pontes de l’établissement. Le chef-chirurgien, en particulier, se croit tout permis. Ces actes sont constamment à la limite de la sanction disciplinaire. Je le soupçonne de viol. »

« Vous pouvez utiliser les bons mots », a dit la directrice. « C’est un homme pervers, profondément pervers, qui jouit du pouvoir qu’il a sur les autres et des souffrances qu’il fait subir ».

Là, j’étais estomaqué, et je lui ai demandé comment elle tolérait cela dans son établissement.

« Je le tolère parce que cet homme est le meilleur chirurgien que je connaisse. C’est aussi un excellent pédagogue. Il forme toute une génération d’excellents chirurgiens. »

« Si je comprends bien », dis-je « vous comptez ne rien faire pour mettre fin à la situation ? »

« Jeune homme », me dit-elle, « votre indignation est louable et je la partage. N’oubliez pas que c’est moi qui vous ai engagé. L’image que vous avez de la corruption morale de cet hôpital est partielle ; c’est encore pire que ce que vous croyez. Cependant, vous ne pouvez pas faire l’économie de l’analyse des conséquences de vos actes. » 

« Ce que vous me proposez, c’est de prendre quelques victimes et de les sacrifier sur l’autel de la vérité. Ensuite, de prendre quelques coupables, et de les donner en pâture à la justice pour faire un exemple. Je pense que cette méthode sera inefficace, en plus d’être injuste. Un bouc émissaire remet les choses en place, mais seulement pendant un certain temps. Après, tout revient dans le même état qu’avant. Une fois l’euphorie ou la peur passée, tout le monde retournera à ses comportements habituels de proie ou de prédateur. »

J’étais choqué. J’ai dit, un peu moins calmement que je n’aurais aimé : « Alors il n’y a rien à faire, c’est cela que vous pensez ? »

Elle a répondu : « Vous savez ce qu’il faut faire. Faites des campagnes d’information. Diffusez des témoignages, des témoignages venant d’autres hôpitaux, soigneusement choisis pour que personne ne puisse s’y reconnaître explicitement. Organisez des groupes de parole et, mine de rien, rappelez-leur les dégâts humains du harcèlement. N’accusez personne et n’essayez de sauver personne, mais éveillez les esprits, rendez-les conscients, ouvrez-leur les yeux. Vous savez, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils font. »

Tout-à-coup, j’ai compris que cette femme avait raison. J’ai ressenti un énorme soulagement. Un jour, cet hôpital serait mûr pour dénoncer l’injustice et la violence en son sein, mais ce jour n’était pas encore arrivé. Le Grand Déballage aujourd’hui ne laisserait qu’un tas de ruines, et qui soignerait les malades ? Mon boulot, ce serait de préparer l’assainissement pour le jour où ils seraient prêts. J’ai aussi compris que ce jour-là serait un grand chamboulement, une crise dévastatrice pour l’hôpital, malgré toutes nos précautions, parce que nous sommes incapables de faire face à notre propre violence sans traverser de profondes crises.

Je dois l’avouer, ce travail prend son salaire sur mon humeur et sur ma santé. C’est que, voyez-vous, c’est difficile de continuer à sourire à des individus peu ragoûtants, et de faire semblant de ne pas comprendre la détresse de leur victime ; parfois je hais mon job. Heureusement, il y a ma directrice. Souvent, nous parlons de ces choses et elle me remonte le moral, elle m’encourage, elle me dit de tenir bon. Je lui en suis très reconnaissant. Sans elle, je ne tiendrais pas le coup.

Crédit photo : Wikimedia. Domaine public.

La haine de Jonas pour Ninive

Extraits des cahiers intimes de Jonas (non publiés à ce jour).

Texte :                         Jonas

Jonas, chapiteau de la nef de l’abbatiale de Mozac

Mardi 6 mars. Aujourd’hui, j’ai enfin trouvé quelqu’un qui acceptait de me vendre une Kalashnikov. Un type des pays de l’est, une vraie caricature de truand. J’ai déjà un pistolet automatique, un fusil à pompe et deux grenades. Et plus de munitions qu’il ne m’en faudra.

Vendredi 6 avril. Je cherchais une paire de jeans, je suis allé au centre commercial. A la caisse, une femme se plaignait amèrement de la qualité de la robe qu’elle avait achetée, elle ne lui allait pas, elle voulait être remboursée. La caissière lui expliquait d’un ton faussement poli que les articles démarqués n’étaient pas repris. Ville de riches, d’enfants gâtés, de commerçants avides… Ils croulent sous les biens, ils vivent dans un luxe et un confort inouïs, mais ils ne sont jamais satisfaits. Je les hais.

Samedi 14 avril. J’ai ouvert ma cache pour admirer mon arsenal, et tout à coup la terreur m’a pris. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Seigneur ! Aide-moi !

Dimanche 15 avril. Je sais que je suis en dépression, et je sais pourquoi. Dans mon école, j’étais rejeté par tous les autres étudiants, ignoré les bons jours, humilié la plupart du temps, frappé parfois. Toute leur violence, tout leur mal d’être, ils les projetaient sur moi. J’ai dû quitter l’école, depuis je vis de petits boulots. Je ne vois plus personne. Je n’ai pas de petite amie, pas de famille. Rien n’a de goût, rien ne fait sens. La vie, comme la mort, me sont indifférents. Ou peut-être la mort m’attire-t-elle plus que la vie.

Mardi 8 mai. Aujourd’hui, le psy qui me suit m’a surpris. Au lieu de rester assis à m’écouter, il m’a pris par le bras et m’a dit : « viens, allons nous balader ». Nous avons marché dans les rues de la ville, et il me montrait les gens et me demandait de me mettre dans leur peau, de deviner leur état d’esprit, d’inventer l’histoire qui les avait conduits à croiser notre route. Je me suis pris au jeu, et j’ai vu leurs peines et leurs joies, leur égoïsme et leurs élans de cœur, leur tristesse et leurs espoirs. Je me suis pris à les aimer, toute haine a disparu de mon cœur. Le soir, je me suis prosterné devant le petit autel que j’ai aménagé dans mon appartement, et j’ai rendu grâce à Dieu pour ses bienfaits.

Jeudi 24 mai. Rien ne peut me sortir de ma léthargie, sinon la contemplation de mon arsenal. Ils vont payer, ils vont tous payer, je le jure.

Lundi 11 juin. Aujourd’hui la ville a été endeuillée par un attentat. De nombreux morts, des enfants, des femmes, des vieillards. Toutes les nationalités, toutes les cultures frappées sans distinction. Les gens ont répondu à la haine et au sang par la compassion et la solidarité. Monceaux de fleurs, de messages d’amour et de paix, centaines de bougies sur les lieux du drame. Pourquoi leur faut-il l’horreur pour qu’ils tirent le meilleur d’eux-mêmes ? En tout cas, je me suis surpris à aller déposer mon petit bouquet par-dessus tous les autres. Une femme m’a pris dans ses bras, j’ai pleuré, j’ai sangloté dans ses bras, j’ai versé sur elle toute ma peine, toute ma rage, tout mon désespoir.

Mardi 12 juin. Très tôt ce matin, j’ai jeté mes engins de mort dans le canal. Je ne suis pas encore réconcilié avec cette ville, il reste du travail. Mais j’ai bon espoir.

Crédit photo : Matthieu Perona,  CC BY 2.5