Je suis psychologue à l’hôpital X, dans la bonne ville de Y. Voilà à peu près un an que j’ai pris mes fonctions. Je suis chargé de soutenir et de conseiller le personnel.
Cet hôpital a excellente réputation, j’étais ravi d’avoir décroché une aussi belle place. Malheureusement, j’ai vite dû déchanter. Des infirmiers et des infirmières, des internes, des membres du personnel administratif se succédaient dans mon bureau, visiblement stressés, au bord du burn-out. Les raisons qu’ils invoquaient – surcharge de travail, vie privée compliquée – avaient tout du paravent. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il régnait dans l’établissement une atmosphère malsaine, faite de rapports humains durs et blessants. Les baronnies des différents services se livraient des guéguerres sordides. Les chefs de service, intouchables, faisaient régner une ambiance détestable de rivalité et de délation. Le harcèlement moral était omniprésent, les femmes étaient systématiquement humiliées, rabaissées par les hommes. Sous prétexte d’humour carabin, les gestes déplacés, les allusions salaces et les propositions à peine voilées étaient tolérées, voire encouragées.
Je m’en suis ouvert, prudemment, à la directrice de l’établissement. Elle m’a écouté sans broncher. Quand je me suis tu, elle a hoché la tête lentement et elle m’a dit qu’elle partageait en tout point mon analyse. Elle m’a demandé ce que je comptais faire.
J’ai dit : « J’ai repéré quelques personnes qui sont, à mon avis, susceptibles de briser la loi du silence. Elles sont à bout, elles n’ont plus rien à perdre. En les travaillant au corps, je peux obtenir d’elles un témoignage, et les convaincre de porter plainte ».
La directrice a dit : « Et après ? Qu’adviendra-t-il de ces personnes ? »
« J’y ai pensé. Je ne pense pas qu’elles puissent garder leur emploi ici. Elles seront considérées comme des délateurs, ostracisées. Mais rien à faire : c’est le seul moyen de sortir de ce système pourri. Il faudra aussi sacrifier quelques-uns des pontes de l’établissement. Le chef-chirurgien, en particulier, se croit tout permis. Ces actes sont constamment à la limite de la sanction disciplinaire. Je le soupçonne de viol. »
« Vous pouvez utiliser les bons mots », a dit la directrice. « C’est un homme pervers, profondément pervers, qui jouit du pouvoir qu’il a sur les autres et des souffrances qu’il fait subir ».
Là, j’étais estomaqué, et je lui ai demandé comment elle tolérait cela dans son établissement.
« Je le tolère parce que cet homme est le meilleur chirurgien que je connaisse. C’est aussi un excellent pédagogue. Il forme toute une génération d’excellents chirurgiens. »
« Si je comprends bien », dis-je « vous comptez ne rien faire pour mettre fin à la situation ? »
« Jeune homme », me dit-elle, « votre indignation est louable et je la partage. N’oubliez pas que c’est moi qui vous ai engagé. L’image que vous avez de la corruption morale de cet hôpital est partielle ; c’est encore pire que ce que vous croyez. Cependant, vous ne pouvez pas faire l’économie de l’analyse des conséquences de vos actes. »
« Ce que vous me proposez, c’est de prendre quelques victimes et de les sacrifier sur l’autel de la vérité. Ensuite, de prendre quelques coupables, et de les donner en pâture à la justice pour faire un exemple. Je pense que cette méthode sera inefficace, en plus d’être injuste. Un bouc émissaire remet les choses en place, mais seulement pendant un certain temps. Après, tout revient dans le même état qu’avant. Une fois l’euphorie ou la peur passée, tout le monde retournera à ses comportements habituels de proie ou de prédateur. »
J’étais choqué. J’ai dit, un peu moins calmement que je n’aurais aimé : « Alors il n’y a rien à faire, c’est cela que vous pensez ? »
Elle a répondu : « Vous savez ce qu’il faut faire. Faites des campagnes d’information. Diffusez des témoignages, des témoignages venant d’autres hôpitaux, soigneusement choisis pour que personne ne puisse s’y reconnaître explicitement. Organisez des groupes de parole et, mine de rien, rappelez-leur les dégâts humains du harcèlement. N’accusez personne et n’essayez de sauver personne, mais éveillez les esprits, rendez-les conscients, ouvrez-leur les yeux. Vous savez, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils font. »
Tout-à-coup, j’ai compris que cette femme avait raison. J’ai ressenti un énorme soulagement. Un jour, cet hôpital serait mûr pour dénoncer l’injustice et la violence en son sein, mais ce jour n’était pas encore arrivé. Le Grand Déballage aujourd’hui ne laisserait qu’un tas de ruines, et qui soignerait les malades ? Mon boulot, ce serait de préparer l’assainissement pour le jour où ils seraient prêts. J’ai aussi compris que ce jour-là serait un grand chamboulement, une crise dévastatrice pour l’hôpital, malgré toutes nos précautions, parce que nous sommes incapables de faire face à notre propre violence sans traverser de profondes crises.
Je dois l’avouer, ce travail prend son salaire sur mon humeur et sur ma santé. C’est que, voyez-vous, c’est difficile de continuer à sourire à des individus peu ragoûtants, et de faire semblant de ne pas comprendre la détresse de leur victime ; parfois je hais mon job. Heureusement, il y a ma directrice. Souvent, nous parlons de ces choses et elle me remonte le moral, elle m’encourage, elle me dit de tenir bon. Je lui en suis très reconnaissant. Sans elle, je ne tiendrais pas le coup.