Voici, je viens comme un voleur…

Dans lequel un professeur iconoclaste se voit reprocher son enseignement par le directeur de sa très conservatrice école.

Textes : 
Jean 10, versets 1 à 21
Dostoïevski, les frères Karamazov, le passage dit du « grand inquisiteur ».
Le film « Le cercle des poètes disparus », de Peter Weir.

Le Bon Berger, détail du plafond des catacombes de Saint Calixte, Rome

- Monsieur Lambrechts, je vous avais pourtant prévenu ! Vos méthodes d’enseignement révolutionnaires ne sont pas compatibles avec les valeurs de cette école. Même si vous avez réussi à gagner la sympathie d’une partie de vos élèves, je peux vous assurer que les parents, eux, n’apprécient pas du tout vos provocations ! »

- Monsieur le Directeur, je ne fais rien de mal. J’éveille la conscience de ces adolescents. Je leur donne un outil, un esprit critique, une liberté de penser, qui leur servira toute la vie. »

- Ah bon ? Votre dernière leçon portait sur Dostoïevski, je crois ? »

- C’est exact.

- Je n’ai rien contre Dostoïevski, bien au contraire. Mais le choix de vos citations… Tenez… (il lit ses notes) :

« Ils ont créé des dieux et ils se sont dit les uns aux autres : « Abandonnez vos dieux et venez adorer les nôtres, sinon mort à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, et lorsque les dieux auront disparu de la terre, ce sera la même chose : l’humanité se prosternera devant des idoles. »

Je n’ai rien à redire sur cette citation en elle-même, mais prendre comme exemple de ces idoles l’école qui paye votre salaire…

- Ce n’est pas ce que j’ai fait. Jamais je n’appelle à la sédition, à la rébellion. Je les fais réfléchir à la part idolâtre de toute institution humaine. Je précise bien que l’objet de l’idolâtrie n’est jamais mauvais en soi.

- Trop aimable ! Mais vous admettez avoir pris l’école comme exemple d’idole. Je prends vos propos comme un aveu. (se radoucit). Enfin, M. Lambrechts, comment voulez-vous faire tenir debout le bâtiment si vous sapez jusqu’aux fondations ?

- Je leur apprends aussi à respecter l’autorité, à accepter les sanctions, mêmes quand elles leur paraissent injuste.

- Faux ! Vous dénoncez le règlement d’ordre intérieur ! Je cite :

« Au lieu de la dure loi ancienne, il devait d’un cœur libre décider désormais lui-même ce qui est bon et ce qui est mauvais, n’ayant devant lui pour se guider que Ton image… »

Et comme exemple de « la dure loi ancienne », vous prenez le règlement ! Comment s’étonner dès lors si vos classes sont intenables ? Visiblement, c’est trop demandé à vos élèves de tenir leur place dans le rang avant de rentrer en classe !

- Monsieur le directeur, vous le dites vous-mêmes : le règlement, tout comme la discipline, est un outil au service d’un objectif, le vivre-ensemble. Ce que je dénonce, c’est quand on le prend comme finalité. La raison d’être de cette école, nous l’oublions trop souvent, c’est de former des jeunes gens à la vie d’adulte qui les attends, pas d’apprendre par cœur et de respecter à la lettre un règlement. Moi aussi je leur dis de rester dans le rang ! Ce que j’essaye de leur faire comprendre, c’est qu’il y a moyen de rester dans le rang tout en étant libre.

- Permettez-moi de vous dire que vos succès pédagogiques en la matière sont limités ! Je continue :

« Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau conduits comme un troupeau et de se voir enfin arracher du cœur le présent fatal qui leur avait causé tant de souffrances. »

Et comme exemple du troupeau, faut-il s’en étonner, vous prenez les élèves, formatés et conditionnés par la méchante école. Et comme berger, le corps professoral, évidemment… C’est inadmissible, vous entendez ?

- Je comprends votre point de vue, Monsieur le Directeur.

- Que vous le compreniez ou pas n’y change rien, M. Lambrechts. Je vous annonce officiellement votre licenciement, avec effet immédiat. Vous aurez quitté l’établissement d’ici demain. Dans l’intervalle, il vous est interdit d’avoir le moindre contact avec les élèves. Au revoir, M. Lambrechts.

Je ne suis pas amer. Je savais à l’avance ce qui m’attendait ici. Si j’avais voulu, j’aurais choisi une école moins traditionnaliste, plus ouverte. Mais quel intérêt ? J’espérais, dans le temps qui m’était imparti, pouvoir éveiller un tant soit peu la conscience de ces jeunes. Nous les formons à l’autodiscipline, à la rigueur de raisonnement, à travailler dur, pour qu’ils deviennent l’élite de demain. Mais quelle est la valeur d’une élite à qui on n’a appris qu’à respecter l’ordre établi, et à perpétuer la part violente et injuste qui l’habite ? Pas plus de valeur, à vrai dire, que si on leur avait appris à le détruire.

Jamais je n’ai prétendu en faire d’emblée des hommes et des femmes parfaits, des adultes responsables et cohérents. Dans mon métier, on sème, et nous ne sommes pas là pour nous réjouir de la récolte – quand il y a une récolte.

D’autres viendront après moi. J’ai semé le doute dans l’esprit de quelques-uns de mes collègues, ça les travaille. Cette école évoluera, qu’elle le veuille ou non, et un jour elle trouvera l’équilibre entre l’obéissance et la liberté, entre la loi et la conscience. Elle le trouvera le jour où élèves et professeurs seront des amis les uns pour les autres. Le jour où la matière principale dispensée par l’école sera l’amour. Apprendre à aimer, apprendre à m’aimer, apprendre à laisser l’Autre m’aimer… Ce jour viendra, je le sais.

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Tu es mon fils bien-aimé.

Dans lequel un père fait enfin confiance à l’amour.

Textes :               Matthieu 17, 10-18
                               Marc 9, 11-26
                               Luc 9, 37-42
                               Luc 1, 16-17 et Malachie 3, 22-24

Jésus guérit un possédé. Illustration du codex Hitda.

J’aime mon fils. De tout mon cœur, je l’aime. Combien il me coûte de dire ces mots, moi à qui on ne les a jamais dits. Je suis sûr que mes parents m’aimaient, mais ils étaient incapables d’exprimer cet amour autrement que par des ordres secs, une permanente exigence d’excellence, des punitions humiliantes quand je décevais leurs attentes.

Du fond des âges ressurgissent sans cesse les injonctions archaïques : tu dois être fort, les faibles succombent. Montrer son amour c’est dévoiler sa faiblesse. J’ai été le transmetteur zélé de cette ancienne alliance qui, dans ma famille, scellait l’entente entre générations.

Mon frère n’est pas comme moi. Il s’est rebellé, il a rendu coup pour coup, et quand la souffrance, de part et d’autre, a menacé de faire éclater la famille et périr ses membres, il est parti pour ne jamais revenir. Il s’est banni de la maison familiale, nous l’avons banni de nos cœurs et de nos esprits.

Mon fils a fait comme son oncle, mais plus tôt. Il n’a pas attendu l’adolescence. Au rouleau compresseur familial, il opposait des crises de rage, des silences butés. Il était trop jeune pour pouvoir structurer sa révolte, il s’est enfermé dedans, et il a bien failli y laisser la vie. Derrière les murailles qu’il avait dressées entre lui et nous, il y avait une ville fantôme, une ruine désolée et sans vie. Il était en profonde dépression sans que nous nous en rendions compte.

Idiot que je suis ! Sa révolte, j’ai voulu la mater avec l’aide des serviteurs zélés de mon ordre violent. Je lui ai imposé des psychiatres grassement payés pour lui prouver que toute résistance ne pouvait avoir pour origine qu’une grave pathologie mentale. A coups de psychotropes, ils ont endormi sa rage sans pourtant l’éteindre. Je l’ai mis dans les écoles les plus sévères, les plus exigeantes. Je lui faisais passer ses vacances dans des camps de jeunes qui s’apparentaient à des régiments disciplinaires. Tu seras un homme, mon fils. Prends exemple sur ton père.

Je faisais tout cela, Dieu m’en est témoin, pour son bien, persuadé qu’il me serait reconnaissant plus tard. Comment un spectre pourrait-il être reconnaissant ? La vérité, c’est que je ne supportais pas l’idée qu’il puisse gagner une liberté qui ne m’avait jamais été permise. Je le dépouillais de son être pour le remplir du mien. Je cherchais, à travers lui, une immortalité illusoire. Je survivrai, pensai-je, en faisant de mon fils la copie conforme de moi-même.

C’est mon épouse qui a craqué la première. Pour survivre, elle est partie, sans un avertissement, sans un mot, du jour au lendemain. Je suis tombé en dépression à mon tour. Pour la première fois de ma vie, j’ai accepté mon impuissance et j’ai été chercher de l’aide en dehors de mon monde. J’avais la vague intuition que celui-ci ne m’offrirait aucune aide, bien au contraire, qu’il me jugerait sans pitié pour ma faiblesse.

J’ai eu la chance incroyable de croiser une femme exceptionnelle, une psychologue. Je me souviens des premiers entretiens. Mû par mes vieux réflexes, je déviais souvent la conversation vers mon fils, cet ingrat, ce traître, si décevant. Elle m’écoutait sans rien dire. Comme ces entretiens me faisaient du bien, un jour, j’ai eu cette demande malheureuse, preuve de mon manque de confiance : et si elle acceptait de voir mon fils et d’entamer une thérapie avec lui ? Elle est restée silencieuse un temps, et puis elle a dit :

« Le fils ne fera pas un pas en avant tant que le père ne se sera pas ôté de son chemin ».

Sur ces mots elle a mis fin à l’entretien. J’étais furieux, et bien décidé à ne plus remettre les pieds dans son cabinet.

La même nuit, j’ai fait un cauchemar. J’étais attelé à un chariot chargé d’un bloc de pierre énorme, et je devais le tirer dans une pente assez raide. La tâche était inhumaine. A mes côtés, mon père – il est mort depuis longtemps – me hurlait dessus, me fouettait le visage et le corps dès que je reculais. Convoquant toutes mes forces, je réussis à faire avancer l’attelage jusqu’à mi pente, mais là, en me retournant, je vis que le chariot contenait à présent deux blocs. Quelque chose se cassai alors en moi, et je quittai mon corps – avec le recul, je pense que je faisais en rêve l’expérience de la mort. Voyant la scène de haut, je constatai alors que celui qui tirait à présent le chariot, dans de grandes souffrances, c’était mon fils. Je me réveillai en hurlant.

Je suis bien entendu retourné chez la psy, et au cours d’une séance mémorable les murailles de la filiation tragique se sont écroulées d’un coup. J’ai encore quelque difficulté à le dire, mais j’ai énormément pleuré ce jour-là.

Pour mes amis, mes anciens amis, je veux dire, je suis perdu à jamais. Ils m’ont enterré, comme ils avaient enterré mon fils depuis longtemps. Mais peu importe, moi je sais que je suis vivant. Ma seule ambition, à présent, c’est de retrouver mon zombie (mon fils a sombré dans la drogue et dans l’alcoolisme, et je ne sais pas où il se trouve à présent), pour lui dire les mots qu’il attend depuis trente ans et des poussières.

Je t’aime.

Crédit image: Wikimedia, domaine public

Les talents ont bonne mine !

Dans lequel nous assistons à la confrontation entre deux versions d’une même histoire. La version good cop, et la version bad cop ?

textes : 
Luc 19, 11-28  (la parabole des mines)
Matthieu 25, 14-30 (la parabole des talents)

La parabole des talents, Andrey Mironov

Le juge : « Messieurs, nous sommes réunis ici pour faire éclater la vérité sur ce qu'il s’est réellement passé. C’est pourquoi nous avons décidé de confronter vos versions des faits. »

« Commençons par résumer la partie de vos dépositions sur laquelle vous êtes d’accord. Le dénommé J. C., après une campagne ayant touché un large public mais ayant attiré sur lui les foudres du pouvoir en place, est parti à l’étranger.  Au bout de quelques années, il est revenu et il a demandé des comptes à ses fidèles. Messieurs, ce bref résumé a-t-il votre assentiment ? »

Luc et Matthieu, d’une seule voix : « Oui, Monsieur le Président. »

« Monsieur Luc, à vous la parole. »

Luc : « Eh bien, J.C. avait équitablement réparti sa fortune, des mines (des pièces d’or de grande valeur), entre ses fidèles avant de partir en exil. Ils ont travaillé dans l’ombre, ils ont fait fructifier le trésor de guerre, et malgré une répression impitoyable, ils ont inlassablement sapé les fondations sur lesquelles reposait le pouvoir tyrannique en place. Le temps venu, J.C. est rentré au pays et lui et ses fidèles ont renversé le roi. »

Matthieu : « ce n’étaient pas des mines, mais des talents ! Et il leur a demandé de les faire fructifier chacun selon ses capacités. Il n’est pas vrai que chacun ait reçu la même somme au départ. »

Luc : « c’est choquant, ce que vous dites ! pourquoi cette injustice ? »

Matthieu : « je ne sais pas, mais que cela nous choque ou pas, c’est la réalité. »

Le juge : « Mmmh. La différence est subtile… Et ensuite, que s’est-il passé ? »

Luc. « J.C. a très intelligemment fortifié son nouveau pouvoir. Il a distribué les responsabilités à ses lieutenants, en fonction de leur zèle révolutionnaire. Ainsi, Marcel, qui se permettait de critiquer certaines de ses décisions, a été chassé du parti, alors que Gaston, qui avait pris la capitale au prix de lourdes pertes dans ses troupes, a été nommé chef des armées. »

Matthieu : « Marcel n’était pas seulement dans la critique, surtout dans la procrastination ! Il pensait que tout lui serait servi sur un plateau au retour de son chef. Ses talents, il les a enterrés, et du coup il était dans l’impossibilité de donner comme de recevoir. Quand on n’investit pas dans ce genre de biens, le peu qu’on a reçu au départ, on le perd ! »

Le juge : « Je note. Et après ? »

Luc « J.C. a fait exécuter les représentants de l’ordre injuste et corrompu du tyran ».

Le juge : « n’est-ce pas en contradiction avec les principes généreux et humanistes qu’il prônait avant ? »

Luc : « Monsieur le Président, il ne faut pas être naïf. S’il les avait laissés vivre, ils n’auraient eu de cesse de comploter contre lui, de le renverser et de rétablir leur système pourri. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »

Matthieu : « C’est là, Monsieur le Président, que mon estimé collègue déforme la réalité. J.C. avait la violence en horreur, jamais il n’aurait donné cet ordre. »

Luc (rageur) : « même s’il ne l’a pas donné, il aurait dû le faire ! Peut-être serait-il encore vivant aujourd’hui ! Comment croire que quoi que ce soit de bon puisse venir de votre ennemi ? Ces gens avaient juré sa perte ! N’était-il pas dans une situation de légitime défense ? »

Matthieu : « Je pense que dans cette histoire, beaucoup ont pris leurs rêves pour des réalités. Ils s’attendaient à ce que J.C. vienne les sauver, en oubliant qu’en politique le sauveur devient systématiquement le persécuteur une fois au pouvoir. Avez-vous remarqué, M. Luc, la ressemblance flagrante entre la violence dont vous faites l’apologie et celle que vous dénoncez ? »

Luc (railleur) « Quelle généreuse pensée ! Alors vous, vous allez faire de la politique en distribuant des fleurs à vos opposants ? Revenez sur terre ! »

Matthieu : « J.C. n’était pas naïf, il connaissait les règles du jeu et il n’a jamais prétendu les changer par la politique. Mais à raisonner comme vous le faites, vous vous interdisez l’avènement d’un monde de paix et de justice. Moi, mon programme politique, c’est l’espoir et l’exemplarité, même si je sais très bien que je ne verrai pas de mon vivant la royauté que J.C. annonce. »

Luc : « Et qu’a-t-il fait de concret, J.C., pour promouvoir ce royaume de bisounours dont vous rêvez ? »

Matthieu : « vous le savez très bien. Il est allé seul faire face à ceux qui voulaient le faire taire, et il a subi son martyre »

Le procureur : « Euh… Là, M. Matthieu, vous me troublez un peu. Ce que vous dites là, c’est bien dans le témoignage de M. Luc que je l’ai lu, non ? »

Matthieu : « Et alors, M. le Procureur ? J’ai bien le droit de relever ce qui me plait dans la version de mon estimé collègue. Où est le mal ? »

Le procureur, de plus en plus perplexe : « M. Luc, un commentaire ? »

Luc, une ombre de sourire aux lèvres : « non, M. le Procureur, aucun commentaire ».

Le procureur, soupirant : « Bien, comme vous voudrez, mais vous ne me facilitez pas la tâche ».

Matthieu : « M. le Président, j’aimerais ajouter quelque chose. Il n’y a pas ici à trancher entre une vérité et un mensonge, il y a un choix à faire. Il ne vous faut pas décider laquelle des deux versions est véridique, il vous faut choisir laquelle servira, demain, de programme politique pour nos sociétés. »

Le juge : « M. Matthieu, je pense que vous avez raison. C’est comme cela que je l’entends aussi. Malheureusement, cette cour n’est pas compétente pour prendre cette décision. Aussi, veuillez entendre mon arrêt. »

« Vous avez le choix entre des royaumes humains imposés, maintenus et renversés par la violence, ou un Royaume basé sur l’amour, mais dans ce dernier cas il vous faudra peut-être vous aussi monter seul vers votre Passion. Ce choix devra bientôt être fait par chacune et chacun individuellement, en âme et conscience, et par tous, collectivement. »

« La séance est ajournée. »

Crédit photo : By Andrey Mironov (Own work) [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons