Le corset qui bride notre sexualité n’est pas voulu par Paul, mais bien par la société, qui privilégie toujours l’ordre et la stabilité par rapport à la relation amoureuse.
Le début du chapitre est un exemple de texte au ton péremptoire et moralisateur, de ceux qui ont forgé la doctrine chrétienne en matière de sexualité. Or ce passage se lit très bien comme une parabole ayant pour sujet les névroses et les peurs des humains.
1Venons-en à ce que vous m’avez écrit. Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme. 2Toutefois, pour éviter tout dérèglement, que chaque homme ait sa femme, et chaque femme son mari.
Ce ne sont ni le célibat, ni l’abstinence, ni la virginité, ni le mariage qui sont mis en cause ici, ce sont les raisons invoquées pour choisir l’un ou l’autre de ces modes de vie. Pour Saint Paul, tout tient dans l’esprit et non dans la lettre. Partant de la position du puritain, Paul montre comment on dévoie une belle idée (se consacrer entièrement au Seigneur) en la noyant sous des soucis matériels, ou en la pervertissant à cause de la peur que nous inspirent les « dérèglements ». Toujours, semble-t-il, les idées les plus hautes finissent par redescendre au niveau humain.
Saint Paul a la réputation d’un puritain dogmatique à cause de tels passages. La forme parabolique enlève toute pertinence à ce portrait. Qu’est-ce qui nous permet de prétendre que cette forme est présente, et voulue par Paul ? Dès le premier verset, la règle est énoncée sans nuance, et elle est bien choquante. Le mariage est considéré comme bon dans à peu près toutes les cultures, y compris hellènes et juives. On a voulu voir dans ces mots une rupture du christianisme par rapport à ces courants religieux et culturels. Ne seraient-ils qu’une provocation ? Comment justifier, sinon, la raison invoquée pour cette révolution sociologique, « éviter tout dérèglements », si éloignée des préoccupations spirituelles de Paul ? Dans l’esprit d’une lecture libre, nous reconnaissons un autre paradigme que celui qui semble soutenir le passage. Ce n’est pas des mœurs humaines que Paul parle ici, mais des sentiments qui façonnent ces mœurs, en l’occurrence la peur du désordre. Dans toutes les cultures, le mariage est reconnu comme l’institution stabilisatrice par excellence, or les évangiles cherchent, non pas à décrédibiliser le mariage, mais à l’élever au rang spirituel, à le fonder sur l’amour. Ce que Paul décrit ici, c’est le mouvement exactement contraire.
3Que le mari remplisse ses devoirs envers sa femme, et que la femme fasse de même envers son mari. 4Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est son mari. De même ce n’est pas le mari qui dispose de son corps, c’est sa femme. 5Ne vous refusez pas l’un à l’autre, sauf d’un commun accord et temporairement, afin de vous consacrer à la prière ; puis retournez ensemble, de peur que votre incapacité à vous maîtriser ne donne à Satan l’occasion de vous tenter.
C’est par devoir qu’on fait l’amour ; personne ne dispose de son propre corps ; seules des activités nobles peuvent justifier qu’on se refuse à l’autre, et non des sentiments personnels ou une crise dans le couple ; et finalement, la peur des débordements de la passion conditionne une sexualité culpabilisante, comme concédée à regret. En matière sexuelle, tout est contrainte, tout est névrose. Ce que Paul décrit là c’est la réalité sociologique des civilisations humaines. Sous tous les cieux, la force de cohésion sociale du mariage prime sur l’amour et induit ce genre de comportements. Toujours, l’ordre violent des humains s’oppose à la venue de l’Esprit.
Plongeons plus profondément dans le verset quatre et mesurons l’intelligence du langage parabolique de Paul. Le verset commence par un discours caricatural de l’ordre patriarcal : « Le mari dispose du corps de sa femme ». Passé un certain seuil de conscience collective, cet ordre s’effondre sous son propre poids, sapé par le souci d’égalité et de justice qu’éveillent en nous les Evangiles. La parole de Paul devient alors scandaleuse, intolérable. Aussitôt elle mute pour devenir une ode à l’égalité : « De même ce n’est pas le mari qui dispose de son corps, c’est sa femme ». Les progressistes jubilent, mais ce que ni eux ni les traditionnalistes ne voient, c’est que dans l’ordre de l’amour personne ne dispose du corps d’autrui. Dans l’ordre du soumis, on ne lit que ce qu’on veut lire et la seconde partie du verset, anecdotique et sans intérêt, est gommée. Dans l’ordre du rebelle, on ne voit que la seconde partie, qui confirme si bien les idéaux progressistes.
Dans l’ordre de l’Esprit, on reconnaît à la fois la critique implicite de nos disputes idéologiques et notre tendance mimétique à posséder l’Autre, et cette prise de conscience permet d’énoncer une des vérités de cet ordre : chacun est responsable de son corps et de son esprit.
On voit mieux ici ce que nous entendons par basculement ; il ne s’agit en aucun cas d’inverser les pôles du bien et du mal, mais plutôt de changer de paradigme, de changer d’axe. Toujours, dans l’ordre humain, l’axe mal/bien est orienté entre ce qui peut nuire à la cohésion sociale et ce qui y participe. Dans l’ordre de l’amour, tout se joue entre la relation rivalitaire, hostile, et la relation bienveillante, empathique. L’axe privilégié de l’Evangile existe bien sûr dans toutes les cultures, mais il est systématiquement asservi à la dimension sociale. Aucun acte, aussi vertueux soit-il, ne sera toléré dans l’ordre humain, qui remette en cause sa prééminence.
Or c’est la confusion entre ces deux paradigmes de la morale qui caractérise l’esprit humain. Nous sommes bien incapables de repérer dans laquelle des deux dimensions nous jugeons l’Autre. Le passage exprime bien cette confusion, notamment lorsque Paul attribue à Dieu l’interdit sec et indiscutable du divorce :
10A ceux qui sont mariés j’ordonne, non pas moi, mais le Seigneur : que la femme ne se sépare pas de son mari.
Et aux hommes une réflexion bien plus tolérante et profonde sur l’union amoureuse :
12Aux autres je dis, c’est moi qui parle et non le Seigneur : […]
Paul ne nous parle pas ici des règles de cohabitation avec un conjoint qui n’a pas embrassé la foi chrétienne. C’est de la foi en la relation, de la prééminence de l’amour dans la formation du couple, qu’il est question.
15Si le non-croyant veut se séparer, qu’il le fasse ! Le frère ou la sœur ne sont pas liés dans ce cas : c’est pour vivre en paix que Dieu vous a appelés.
Le non-croyant ne peut pas décider en liberté, en Esprit ; il ne peut pas privilégier l’amour parce qu’il favorise toujours les autres aspects. Il vaut mieux dès lors accepter la séparation plutôt que de fonder le couple sur de mauvaises bases. La chute contredit l’affirmation du verset quatre. Dans l’ordre de l’amour, chacun est libre et responsable de ses actes, de sa personne et de son corps.
16 […] sais-tu, femme, si tu sauveras ton mari ? Sais-tu, mari, si tu sauveras ta femme ?
C’est encore d’ordre social qu’il est question dans les versets dix-sept à vingt-quatre. La forme parabolique est différente de ce que nous avons vu jusqu’ici. Elle s’appuie sur la structure quinaire du passage.
17Par ailleurs, que chacun vive selon la condition que le Seigneur lui a donnée en partage, et dans laquelle il se trouvait quand Dieu l’a appelé. C’est ce que je prescris dans toutes les Eglises.
18L’un était-il circoncis lorsqu’il a été appelé ? Qu’il ne dissimule pas sa circoncision. L’autre était-il incirconcis ? Qu’il ne se fasse pas circoncire. 19La circoncision n’est rien, et l’incirconcision n’est rien : le tout c’est d’observer les commandements de Dieu.
20Que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. 21Etais-tu esclave quand tu as été appelé ? Ne t’en soucie pas ; au contraire, alors même que tu pourrais te libérer, mets plutôt à profit ta condition d’esclave. 22Car l’esclave qui a été appelé dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur. De même, celui qui a été appelé étant libre est un esclave du Christ.
23Quelqu’un a payé le prix de votre rachat : ne devenez pas esclaves des hommes.
24Que chacun, frères, demeure devant Dieu dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé.
Cette structure n’est pas facile à repérer. La seule manière d’y arriver est d’évaluer la valeur spirituelle de chaque verset. Le premier (v. 17) et le dernier verset (v. 24) expriment le conformisme social, la croyance antique que chaque humain se trouve dans la condition où il doit se trouver, à sa juste place dans l’ordre inamovible du cosmos. N’oublions pas à quel point l’Evangile atomise cette vision du monde… Le second niveau (v. 18, 19, 23) libère l’humain de ce carcan mais au risque de la sédition, de l’effondrement catastrophique de la société ; c’est un appel à l’anarchie. Le troisième niveau (v. 20, 21, 22) réaffirme donc le premier, mais dans un esprit radicalement autre. La liberté à laquelle Christ nous appelle ne peut en aucun cas s’obtenir au détriment de la relation à l’Autre, ni détruire l’ordre social. C’est une liberté intérieure, spirituelle, à opposer à la liberté du rebelle, source de violence.
Ce schéma en trois temps, esclavage – rébellion – liberté spirituelle, revient constamment dans les méditations de Paul sur la liberté.
[Il] n’y a qu’un seul Dieu qui va justifier les circoncis par la foi et les incirconcis par la foi. Enlevons-nous par la foi toute valeur à la loi ? Bien au contraire, nous confirmons la loi ! (Romains 3, 30-31)
Dans le troisième tableau de ce long chapitre, Paul revient à son langage puritain mais cette fois-ci il nous aide, il indique clairement que le texte est à lire dans l’ordre humain :
25Au sujet des vierges, je n’ai pas d’ordre du Seigneur : c’est un avis que je donne, celui d’un homme […]
L’homme en question justifie l’abstinence sexuelle non pour de hautes raisons spirituelles, mais…
26[…] à cause des angoisses présentes […]
On entend fréquemment ce prétexte, de nos jours, pour ne pas faire d’enfants… La suite nous ressemble. Ces préceptes étant impossibles à tenir, on fait immédiatement des concessions :
28Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas ; et si une vierge se marie, elle ne pèche pas. […]
Et la motivation de tout cela, c’est de nous épargner des épreuves parfois douloureuses :
[…] Mais les gens mariés auront de lourdes épreuves à supporter, et moi, je voudrais vous les épargner.
Alors que les Evangiles, et la croix en particulier, nous disent avec insistance que c’est en les traversant que nous pourrons progresser vers Dieu.
Au verset vingt-neuf, on bascule à nouveau dans l’ordre du divin, souligné par une allusion apocalyptique.
29[…] le temps est écourté. Désormais, que ceux qui […] tirent profit de ce monde [soient] comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. Car la figure de ce monde passe.
Mais cet intermède est de courte durée. Les soucis du monde reviennent aussitôt. Dans les versets trente-deux à trente-quatre, le discours favorise apparemment le célibataire qui se consacre entièrement au Seigneur. Pourtant, le « souci des affaires du monde » ressemble étrangement au « souci de Dieu ». La relation à Dieu ne semble pas bénéficier tant que cela du célibat, puisqu’elle est toujours soucieuse. Autrement dit, la ruse parabolique invite à constater que la question du mariage ou du célibat importe moins que la recherche de la juste relation à Dieu. Le verset trente-cinq est cohérent avec cette lecture :
35Je vous dis cela dans votre propre intérêt, non pour vous tendre un piège, mais pour que vous fassiez ce qui convient le mieux et que vous soyez attachés au Seigneur, sans partage.
On trouve un exemple, dans la suite, de l’ambiguïté qui caractérise parfois le langage parabolique de Paul. Le passage commence par une apologie des relations sexuelles hors-mariage :
36Si quelqu’un, débordant d’ardeur, pense qu’il ne pourra pas respecter sa fiancée et que les choses doivent suivre leur cours, qu’il fasse selon son idée. Il ne pèche pas : qu’ils se marient.
Continue par son exact contraire :
37Mais celui qui a pris dans son cœur une ferme résolution, hors de toute contrainte et qui, en pleine possession de sa volonté, a pris en son for intérieur la décision de respecter sa fiancée, celui-là fera bien.
Et termine par une maxime que ne renieraient pas les plus farouches partisans du relativisme :
38Ainsi celui qui épouse sa fiancée fait bien, et celui qui ne l’épouse pas fera encore mieux.
Mais c’est sans compter le contraste entre l’homme « débordant d’ardeur » et « celui qui a pris dans son cœur une ferme résolution, hors de toute contrainte ». En faisant abstraction de la morale apparente, nous avons là encore une description des actes commis dans l’inconscience et dans la pleine conscience. Ce passage semble inspiré par la réflexion de Jésus :
« Ce serviteur qui connaissait la volonté de son maître et qui pourtant n’a rien préparé ni fait selon cette volonté recevra bien des coups ; celui qui ne la connaissait pas et qui a fait de quoi mériter des coups en recevra peu. A qui l’on a beaucoup donné, on redemandera beaucoup ; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage. (Luc 12, 47-48)
Les « conseils » des deux derniers versets du chapitre sont du même ordre, « à mon avis » (v. 40).