Dans lequel un homme tente de se défendre des accusations portées contre lui sans faire de concessions. Pas facile !

Lucas Giordano, l’expulsion des marchands du Temple, Musée de l’Ermitage
« Ne joue pas leur jeu », me dit une voix venue de mes profondeurs. « Ils croient défendre le droit et la justice, mais en réalité ils sont tous complice de la corruption que tu as dénoncée. Y compris ton avocat. »
Justement, voilà que mon avocat se lève pour interrompre le procureur. Scandale ! Le président lui enjoint de se taire, et mon avocat se rassied d’un air faussement contrit, en présentant ses excuses, mais en attendant il a passé son message, il a fait son petit effet. Compte tenu de la présence massive des médias dans la salle, c’est bien joué. Mais quelle hypocrisie ! De part et d’autre on joue l’émotion, la vertu outragée, l’irrépressible indignation, alors que tout est calculé, prémédité…
« Quand ce sera à toi de parler », me dit la petite voix, « abstiens-toi de jouer la comédie. »
Mon avocat a réussi à me convaincre de jouer à fond la carte du militant engagé, de l’activiste radical. Je ne suis pourtant affilié à aucun parti, et je n’ai pas l’âme d’un Che Guevara. Si j’ai fait parvenir ce listing à la presse, c’est parce que je suis convaincu que le temps est venu de dénoncer les magouilles, les secrets honteux. On dit partout que je hais le système, mais ce n’est pas vrai. Je n’ai rien contre les banques en général, ni contre celle où je travaillais en particulier. J’ai essayé de dire que toute institution humaine comporte une part lumineuse et une part sombre, et que nous avons le devoir, non pas de condamner sans nuance, mais d’exposer la part sombre ; c’est, à mon sens, la seule manière de donner à chacun l’occasion de rejeter l’injustice, de choisir en conscience comme je l’ai fait.
« Quand ce sera à toi de parler, dis ta vérité, pas celle des autres. »
J’ai accepté de jouer le jeu par peur, je m’en rends compte à présent, au deuxième jour de mon procès. Je risque gros : une amende qui m’endettera à vie, et peut-être de la prison.
« N’aie pas peur. Si tu parles avec justice, tu seras jugé avec justice. Sans doute pas par ce tribunal, il est vrai… »
L’avocate de la partie civile commente le contrat de travail que j’ai signé. Elle insiste évidemment sur les clauses de confidentialité. A l’entendre, j’ai rompu un pacte sacré en ignorant l’interdiction de divulguer toute information propriétaire. Elle démontre sans peine que les fichiers clients que j’ai rendu public font partie de ces informations. Elle fait ensuite référence à la loi récente qui pénalise mes actes. La loi qui protège les magouilles… Votée sans état d’âme par un parlement « représentatif du peuple ». Mon avocat, je lui fais confiance, se chargera de hurler à la loi liberticide, inique, mafieuse, et à la corruption des politiciens. Moi, je réalise qu’elle a raison : j’ai trahi la confiance qu’on m’accordait. Je mérite une sanction.
« Reconnais ta part d’obscurité, reconnais la colère qui t’a fait agir. Dis que tu acceptes de porter cette faute, que tu en prends l’entière responsabilité. Dis, même s’ils n’ont pas l’intelligence pour comprendre ces mots, qu’ « il est nécessaire que tu sois compté parmi les criminels ». »
Tel que ce procès se déroule – mais pouvait-il se dérouler autrement ? – la sentence sera, d’une manière ou d’une autre, injuste. Tout dépend de quel côté penchera la balance. Si elle penche du côté des nombreux sympathisants à ma cause, des plaidoyers enflammés dans la presse progressiste, des appels à la clémence sur les réseaux sociaux, alors ils m’acquitteront par peur. Je décèle une grande prudence du côté de la partie civile. Ils sont coincés : s’ils s’acharnent sur moi, leur image basculera de celle d’un établissement respecté, ayant pignon sur rue, à celle d’un repaire de brigands cyniques et brutaux. S’ils me traitent avec indulgence, qui hésitera encore à dénoncer leurs pratiques immorales ? Ils soupèsent, ils évaluent, ils calculent pour trouver le juste équilibre entre le pardon et le lynchage. Pas pour la justice : pour défendre au mieux leurs intérêts.
« Ne calcule pas, ne négocie pas, fais ce qui est juste ».
Si la balance penche du côté de l’ordre violent et injuste qui mène le monde, s’ils sentent que le bon peuple préfère préserver le rendement de ses placements financiers plutôt que de voir la laide réalité exposée, ils n’auront aucune indulgence. Vraiment aucune, je ne me fais là-dessus aucune illusion.
« Peu importe. Tu as déjà fait ce que tu avais à faire. D’une manière ou d’une autre, l’injustice sera exposée. C’est bien cela que tu voulais, non ? Ou alors, devenir célèbre et admiré de tous ? »
Je réalise que ma voix intérieure a raison. Tout est ainsi que cela doit être. Je ne parlerai pas, ni ne tenterai de faire taire mon avocat. Ce qui devait être dit a été dit, ce qui devait être exposé a été exposé, et aucune sentence ne peut l’effacer, ni y ajouter quoi que ce soit, ni y retrancher. Le vrai procès, à présent, se déroule dans les cœurs et dans les esprits.
Le règne des marchands touche à sa fin. En moi, il a déjà été aboli.
Crédit photo : Wikimedia, domaine public
Auteur : Hervé van Baren
Ingénieur, visiteur de prison et engagé en non-violence Afficher tous les articles par Hervé van Baren
Mais qu’est-ce que « être violent » ?
Enfreindre une loi : violence ? Etre illégal, serait donc violent ? Etre différent de ce que les autres ont décidé que tu sois : violence ?